Il y a quelques jours, par un magnifique après-midi d’automne, il m’a été donné d’apprendre une leçon de grande importance.

Le ciel était d’un bleu fabuleux, les oiseaux dans les arbres du jardin offraient un concert, et par la fenêtre, je pouvais voir les branches se balancer sous le doux souffle du vent. La maison était calme, et il y flottait un parfum de lavande, de pomme et de cannelle.

Tout invitait à la relaxation, et à la paix d’esprit. Pourtant, j'étais d’humeur exécrable.

Environ un quart d’heure plutôt, j'étais à table avec Nick, mon meilleur ami autoproclamé. Je nous avais préparé ma spécialité du moment (une succulente omelette au fromage), et j'étais d’excellente humeur.

Savez-vous ce que cela donne quand on adore manger, et que l’on tombe sur l’un de ses plats préférés ?  On veut encore et encore en manger.

Quoi donc d'étonnant à ce que j'aie voulu me resservir après avoir fini de manger ma part ?

Mais... je n’avais pas laissé d’omelette de côté. Où donc en trouver ? Facile ! Dans l’assiette de Nick !

Problème réglé, n’est-ce pas ? Pas du tout !

Je dirais même que c'était la surface d’un problème encore plus grand. Car s’il y a une chose à savoir sur Nick, c’est qu’il déteste partager sa nourriture.

Vous connaissez ce genre de personnes grincheuses qui vous demandent pourquoi vous n’aviez pas commandé le même plat lorsque vous voulez goûter à leur nourriture? Eh ben, voilà, c’est tout lui.

Deux ou trois fois, la food snitcher (ou piqueuse d’aliments) que je suis a subi des remontrances parce qu’elle a voulu goûter à ce qu’il y a dans l’assiette de Nick. Que voulez-vous ? Ce n’est pas de ma faute si je crois que manger dans l’assiette de l’autre contribue à nous rendre plus proches !

Puisque l’envie de goûter à cette omelette était plus grande que ma fierté, je me suis dit qu’il ne me coûterait rien de demander une petite bouchée. Logiquement, puisque les fois où il m’a réprimandé à ce sujet, j’avais pris sans demander, il ne pourrait pas se fâcher si je demande, n’est-ce pas ?

Et oh ! Surprise !

J’ai reçu une réponse positive, j’ai dégusté la bouchée d'omelette si ardemment désirée, et je me préparais à garder un beau souvenir de ce lunch. Ma journée semblait destinée à se dérouler de façon PAR-FAITE.

Pourtant me voilà, quelques minutes plus tard, énervée. Car, bien qu’il m’avait donné sa permission, mon compagnon m’a signifié que cela ne lui avait pas plu que je ne me contente pas de ma nourriture et que je vienne piquer dans son assiette.

Et ça m’a beaucoup dérangé, sur le coup. Son refus de partager le contenu de son assiette avec moi m’a donné l’impression qu’il n’arrivait pas à combler l’attente basique de toute femme amoureuse de nourriture.

Beaucoup d’autres pensées négatives et injustes sont ensuite venues. J’ai eu l'impression qu’il n'était pas intéressé à faire des efforts pour moi, et que je méritais bien plus.

Je veux dire, que peut-il y avoir de difficile à donner quelques bouchées de sa nourriture à une personne qu’on dit aimer ?

Mais alors que je m'enfonçais dans la spirale d'émotions négatives, je me suis rappelée comment il est toujours prêt à partager tout ce qu’il a (et que je n’ai pas) avec moi. Il m’a donc semblé injuste de laisser une chose que je trouve qu’il ne fait pas bien annuler toutes les bonnes choses qu’il fait bien.

De plus, dès la première fois que j’avais essayé de piquer dans son assiette, il m’avait averti que c’est quelque chose qu’il a toujours détesté. Certes, il avait mentionné qu’il ferait l’effort de faire un tel compromis pour moi, mais il avait dit être incapable de m’assurer qu’il y parviendrait.

C’est alors que j'ai réalisé qu’au lieu de prendre cela comme un affront personnel à ce que je crois mériter, j’aurais dû d'abord cherché à comprendre. Le fait qu’il n’ait pas réussi à faire un tel compromis ne signifie pas que je ne suis pas assez importante pour qu’il continue d’essayer. Rien ne me prouve que son échec a quoi que ce soit à voir avec moi.

J’ai donc décidé de me poser quelques questions, histoire de démêler le vrai du faux :

  • Si je n’avais rien à manger ou à boire, serait-il d’accord pour partager avec moi, sans rechigner ? Oui. Sauf si j’avais d’abord dit ne rien vouloir commander/préparer à boire/manger.
  • Quand cela le dérange-t-il que je veuille piquer dans son assiette ? Quand j’ai moi-même la même chose dans mon assiette. Ou quand j’aurais pu commander la même chose que lui.

J’ai donc compris que ma réaction (la colère mêlée à la frustration) était due au fait que j’ai senti que l’une de mes attentes n’avait pas été satisfaite, et qu’elle ne le serait probablement jamais avec Nick. Puisque j’avais une idée bien spécifique de ce que je mérite dans une situation pareille, je m’attendais à ce que la personne en face de moi me traite selon ma valeur.

Peut-être ma réaction était-elle aussi due au fait que pendant un instant, j’ai supposé que puisque j’ai fait pas mal de compromis dans notre relation, il était inadmissible qu’il n’essaie pas de faire un compromis d’apparence aussi simple. La frustration m’aveuglait à un tel point que dans ma tête, je me suis mise à penser à lui comme quelqu’un qui ne fait jamais de compromis pour moi, pour nous.

Heureusement, j’ai bien vite réalisé l'absurdité de la situation. J’ai des choses que je refuse de faire ou d’accepter, j’ai des limites que je ne veux pas que les autres franchissent; pourquoi cela serait différent pour lui ?

Ah mais oui, c'était exactement cela, en fait! Ne pas laisser les gens piquer dans son assiette n’est qu’une limite personnelle que Nick s’est imposé.

Quelle révélation ! Si j’avais été catholique, j’aurais couru jusqu'à l'église Saint-Pierre afin de me soulager dans un “Pardonnez-moi, mon Père, mais j’ai péché. Je n’ai pas voulu respecter les limites personnelles de mon prochain alors que je lui exige de respecter les miennes.”

J’ai donc fait la paix avec Nick et avec moi-même (car je m’en veux à chaque fois que j’ai des pensées négatives et trop égoïstes). Désormais, je ne serai plus une pique-assiette (dans le sens littéral du terme) quand on sera entre meilleurs amis, et j’apprendrai à me contenter de ce qu’il y a dans mon assiette.

Mais ne soyez pas tristes pour moi. Heureusement, j’ai d’autres amis avec qui je sors manger, et ils n’ont pas ce genre de limites personnelles.